D’aspect plus brut au début, mes bijoux ont évolué au fil du temps vers plus de préciosité quant à la taille des perles et à la qualité des gemmes. Fascinée par l’art mycénien, l’orfèvrerie étrusque, les colliers sumériens et babyloniens composés de perles d’or et de pierres sculptées, je réalise mes bijoux sans chercher à m’inscrire dans une contemporanéité – ornement et dépouillement sont les deux axes de ma création. La richesse de l’ornement, souvent enchevêtré et chatoyant, est la contrepartie de l’épure, l’un et l’autre sont inséparables.

La collection Yvonne Célina a donné lieu à la réalisation de trois éditions.
Le premier ouvrage s’intitule La maison sans porte, il s’agit d’un livre de photographies argentiques en noir et blanc, où je me suis mise en scène avec les bijoux dans de vieilles maisons. Les deux autres livrets présentent deux saisons successives de la collection Yvonne Célina, ils s’intitulent respectivement Yvonne Célina 1 et Yvonne Célina 2.

L’ouvrage La maison sans porte est disponibles à la vente, vous pouvez en avoir un aperçu ici :

Gemmes du lieu - par Philippe Lepeut

« Toi qu’il faut déchiffrer, toi. » Paul Celan, Renverse du souffle


Ce que je vois d’abord, c’est toi. Ou pour être exact des images de toi diffractées dans des pierres qu’on appelle « gemmes » et dispersées dans des lieux que tu appelles des maisons sans porte.

Ce que je vois, c’est des « toi » dans des tenues que tu dis vintages, romantiques ou plus ténébreuses. Ce que je vois aussi, et peut-être encore avant, ce sont les mouvements de ton visage – rêveur, boudeur, sévère, offert, retenu, caché… Tu te tiens au bord de quelque chose, voilà ce que je vois.

Et, je tiens dans mes mains un livre qui tend un pont entre deux mondes. La nomade égéenne, pieds nus dans l’enfance, nous entraîne dans son univers de femme photographe, là où le corps se met en scène. Il y a des pierres gemmes et des vêtements qui sont comme des costumes de scène ; des intérieurs dont on ne voit que les fragments muets d’une attente et des lumières. Il y a des histoires, c’est sûr. Des histoires de famille, sans doute, comme dans toutes les vieilles maisons. Et au loin, au fond des yeux, il y a la méditerranée qui danse.
Ce que je vois d’abord, c’est toi et à y regarder de près je vois alors l’objet premier revenir du mystère où tu l’as plongé. Je vois les bijoux. Je les vois comme ces maisons inhabitées, en décors noir et blanc dans une lumière féline, et parfois plate.

Je vois tes bijoux et c’est encore toi que je vois. Ils sont le mouvement de ton corps qui les porte à la lumière et ils ont les couleurs de tes rêves. Il paraît que nous rêvons en noir et blanc, et toi ? Tes bijoux sont des bouts de tes doigts, mais ce n’est pas assez. Il faut élargir le plan et allumer les feux. Et de toi, passer à nous ; tes bijoux ont ce mouvement – de l’un à l’autre. Par eux, des yeux, nous effleurons les peaux sans jamais quitter l’élégance de leur éclat et de leurs agencements. Ils sont chairs sans jamais cesser d’être pierres. Mais ce n’est pas assez. Les pierres nous transforment, elles nous modifient et ton art est dans le montage qui agence les nuances, les éclats et nous mènent dans des contrées chromatiques dont les géométries appellent les géographies et le silence des yeux.

Dire le silence des yeux n’est pas leur retirer toute expression, mais les augmenter du silence intérieur et du temps du regard. Ce silence est l’éloquence de l’expérience partagée d’une forme. On ne le sait pas toujours, mais les bijoux se portent à deux, toi, et moi qui le vois sur toi. Nous partageons silencieusement cette expérience toi et moi, je veux dire nous. À toi la sensualité des gemmes sur la peau, à moi l’éclat des gemmes qui t’irradient, à toi l’éclat de mes yeux où ils se réfléchissent, à moi celui d’une coulée de lumière sensuelle dans les profondeurs de l’iris. Il faudrait dire le silence d’une beauté qui vous saisit, la contraction d’une onde qui se propage, mais ce ne serait pas assez, pas encore.
Je te vois et tu te tiens au bord des mondes. Ces bijoux élégamment disposés dans une lumière neutre, photographiés pour eux-mêmes, nous tendent un piège, un leurre qui dit leur genèse dans la caverne de ta vie. Tes histoires agencées en gemmes plongent dans ton histoire familiale. Les vacances estivales sur une île grecque et la grotte originelle. Ce que je vois maintenant, c’est l’autre versant de ton monde où l’art se mêle à des souvenirs sensuels de l’Orient et des histoires de princesses et d’amours fantastiques. Des histoires tribales et raffinées où les pierres sont animées de forces invisibles, où les larmes deviennent diamants.

Je te vois sorcière et voyante, parfois trébuchante d’un monde à l’autre. Je me souviens avoir vu L’hôte un film que tu as tourné au Tadjikistan et chez toi dans les Vosges. Ce film m’a profondément touché par sa simplicité, proche et distante à la fois, et par ce que j’ai vu comme une intrusion – l’introduction des Vosges dans le monde tadjik. Et cela s’accorde, d’une autre façon, à la manière particulière que tu as de rapprocher les espaces et les temporalités pour en faire des bijoux.

Ce que je tiens maintenant dans les mains n’est pas le catalogue de présentation d’une collection, mais une vieille maison aux nombreuses chambres secrètes. Tes gemmes assemblées en bijoux sculptent les contradictions des désirs avec les beautés du monde.
Il y a dans ces images quelque chose qui nous tient au loin et nous fait signe.

Couverture du livre

"La maison sans porte"

Cet ouvrage réunit des photographies réalisées en collaboration avec l’artiste Philippe Paret en 2010. Je lui ai demandé à cette époque, de me photographier portant mes bijoux, dans des lieux insolites – il s’agissait là de ma première collection. Des vieilles maisons, des lieux délaissés, des lieux en mutation fut le choix de nos mises en scène.


Photographies argentiques : Philippe Paret
Texte : Philippe Lepeut
Graphisme : Anne-Céline Bossu et Noëlle Guillot
Impression : Inpressco imprimeur & créateur